Théâtre

Théâtre de la suspension

Four corners of a square with its center lost

Ils ne s’étaient pas vus depuis dix ans, 
Ni le Père, froid,
Ni Sarah la plus petite qui est restée, 
Ni les trois autres qui sont partis. 
Pas les jumeaux : Ivan, interne neurologue, 
Et Jeanne, animatrice télé. 
Et bien sûr, pas Guillaume : technocrate brillant, 
Presque tué par balle un jour de novembre,
Tout juste sorti de l’hôpital… 
Les voilà réunis autour d’une soupe, dans une de ces vieilles maisons familiales de campagne où l’on apprend à être adulte, à émousser l’amour, à le teinter de peine, de jalousie.Une cuillère, puis deux, puis vingt, et puis le Père s’effondre, mort. Commence alors entre les quatre enfants un long règlement de comptes, chacun brillant dans sa façon de faire mal, de nier, de se taire.
Mais bien vite ces  retrouvailles leur échappent.
Maintenus là par une force mystérieuse, leur dispute s’émaille de phénomènes surnaturels et magiques, jusqu’au choc  quand leur père brutalement se réveille et décide de les entraîner dans un dernier voyage en famille. Les voilà tous les cinq partis pour une percée vers “l’inframonde”, où semblent s’être enfouis les scènes, les délires, les pulsions de leur passé. Dans ce sous-monde au revers du nôtre, se succèdent les épreuves qui leur coûteront leurs faux- semblants, leurs faux-espoirs. Progressivement la fratrie est contrainte à prendre le pouvoir sur l’inframonde, d’organiser à l’échelle de l’au-delà ce qu’elle échouait à faire au quotidien.
S’ils en ressortent, ils en seront changés. Vivants. Pour la première fois. 
Quatre motifs nous guidé dans la confection du récit : Violence, Génération, Héritage, Perpetuum Mobile. Cet ensemble s’accorde et réagit dans notre exploration à un postulat de départ ; celui du "coup de couteau", la manière dont un groupe, une fratrie, une jeunesse choisit de mettre fin à un cycle, par l’évaporation et l’assassinat des figures tutélaires qui régissaient jusqu’alors les règles de son monde. Cette mise à mort à la fois physique et symbolique devient l'occasion de se réunir autour d’un acte fondateur, de décréter son existence pleine. 
Dans notre intrigue chacun des quatre enfants fonctionne comme  le totem d’une forme d’existence occidentale. L’homme de science. Le politique. La figure médiatique. Celle restée au plus près de ses racines, prenant en charge l’absence de sa fratrie et l’héritage de la terre. D’un côté, tous portent l’envie irrésistible de se payer de mots pour masquer le nihilisme ambiant, là où la réussite personnelle, dernier pompon miteux d’une société en dérive, finit de perdre sa superbe. De l’autre, éclate ce besoin refoulé de faire triompher sa vision du monde, et de raser au passage l’État, les traditions et ce que des millénaires de civilisation ont péniblement maintenu en équilibre.  Deux tranchants d’une même lame : couteau qu’une génération plante dans le dos de celle qui l’a précédée.
 
Notre enjeu ?  Par l’introduction du réalisme magique et du merveilleux, croquer d’un trait ample et jouissif la carcasse de notre époque. Bousculer les codes de la fiction et fabriquer une poétique vive, fonctionnelle. C’est là aussi notre “coup de couteau”. Nous avons vu nos aînés choisir les mots ou la plastique scénique. Nous voulons les articuler ensemble. Par l’intégration précise d’une machinerie complexe (magie, projections holographiques, décor interactifs, vidéo 360°), nous partons de l’habituel dialogue pour créer ensuite des situations où les lois de la physique et de la psychologie cessent d’avoir cours - c’est l’inframonde, espace de tous les possibles, atteint dans un premier temps grâce au retour d’un fils prodigue, dans un second par la mort du père et, dans un troisième, par la résurrection (fantasmée ? réelle?) de cet homme et de ses souvenirs.